Erik Bracke

Point de référence et artiste original: Dirk Braeckman.

In: Septentrion, Revue trimestrielle, XXXIII / n° 1
(traduit du néerlandais par Chantal Gerniers)

Voici bien longtemps que Dirk Braeckman (°1958) est une valeur sûre de la photographie artistique. Ce qui est nouveau, par contre, c'est qu'il a réussi, ces dernières années, à toucher le grand public grâce à quelques projets spécifiques. Bien que cela n'ait pas toujours été la manière dont il l'aurait souhaité. Les destructions des marines monumentales qui, lors de la manifestation artistique 2003 Beaufort, avaient été exposées sous les Galeries royales de la digue d'Ostende n'avaient pas été prévues dans le scénario. Les 29 grandes images en noir et blanc, que les vandales saccagèrent à deux reprises l'été dernier, avaient été photographiées depuis 29 appartements situés le long de la côte belge. La prise de vues avait été réglée de façon à ce que l'horizon de chaque photo prolonge celui de la précédente, comme si les photos étaient le reflet du véritable horizon auquel le spectateur tournait le dos. En laissant entrevoir l'intérieur des appartements, elles rendaient tangible la présence des habitants invisibles et s'insinuaient dans leur existence. Les images donnaient l'impression qu'à l'instar de la côte belge, la mer n'était plus qu'un bien immobilier et que chaque acheteur chérissait sa fenêtre avec vue sur mer comme un tableau romantique intégré dans la décoration de l'appartement. Les tableaux reflétaient le penchant inquiétant des Belges à privatiser la mer, donc à la banaliser. C'est cette mentalité petite-bourgeoise («à chacun son bout de mer») qui donnera carte blanche aux promoteurs immobiliers pour sacrifier le paysage naturel à leurs intérêts lucratifs. Par la simple puissance de ses images, Braeckman réussit à susciter ces réflexions dans l'esprit du spectateur, réflexions qui seraient propres à soulever un véritable débat sur l'aménagement du territoire et l'architecture dans un état-providence capitaliste.
Cependant, tout cela n'est pas aussi univoque. Les photos éveillaient aussi un soupçon d'empathie, ne fût-ce que par le lien avec les nombreux fragments d'intérieur anonymes que l'artiste photographia d'abord, ce qui ne nous permet pas de les réduire à un commentaire cinglant. Peut-être les actes de vandalisme étaient-ils dus à l'ivresse, mais il serait intéressant de savoir ce qui poussa les coupables à entailler ces images, si innocentes de prime abord.

Soupçon d'intérieurs

L'année précédente, en 2002, Dirk Braeckman avait attiré tous les regards grâce à un projet plus exceptionnel encore. Après avoir vu, fin 2001, la rétrospective de Braeckman au Stedelijk Museum voor Actuele Kunst S.M.A.K. – Musée municipal d'art actuel) à Gand, la reine Paola lui confia la réalisation d'un portrait. Celui-ci se concrétisa finalement sous la forme d'un double portrait, quasi grandeur nature, du roi Albert et de la reine Paola au palais de Laeken, un portrait en pied sur le seuil entre l'intérieur et l'extérieur. Exécutés en une diversité de gris, les tableaux peuvent difficilement passer pour des portraits d'apparat. Les habits ordinaires et l'attitude décontractée du couple royal indiquent assez que le but était d'exclure tout protocole. Dirk Braeckman est d'avis que ce défi inhabituel ne présente aucune rupture avec le reste de son oeuvre. «A l'horizon, vous apercevez des maisonnettes, l'urbanisme typique de Bruxelles. Vous pouvez en deviner les intérieurs. C'est là ma façon préférée de renvoyer à mon style», déclare-t-il dans le quotidien flamand De Standaard. Il n'en reste pas moins surprenant que la reine Paola ait choisi Dirk Braeckman, d'autant que le photographe gantois ne passe pas vraiment pour un portraitiste traditionnel. Ses oeuvres des dix dernières années ne montrent que rarement des personnes et, lorsque c'est le cas, comme sur les photos d'une femme nue dans une chambre obscure, le visage n'est quasiment jamais visible. A ses débuts dans les années 1980, Braeckman réalisa, cependant, un grand nombre de portraits. Certes, il s'agissait de portraits non conventionnels, théâtraux, où l'auteur se livrait à des essais de psychologie en les soumettant, dans la chambre noir, à d'intenses manipulations dramatiques. C'est à cette même époque qu'il fonda à Gand (où il avait fréquenté l'Académie royale des Beaux-Arts) la galerie XYZ (1982-1989) avec Carl de Keyzer et qu'il lança la revue du même nom. Ce faisant, le jeune Dirk Braeckman contribua pleinement à la reconnaissance en Flandre de la photographie en tant que média artistique à part entière.

Recouverts d'une couche de cendres

Dans les années 1990, les grands mouvements auxquels son oeuvre nous avait habitués cédèrent la place à une plus grande introversion, ce qui donna des photos mystérieuses, apaisantes qui ne manquèrent pas d'attirer l'attention du monde artistique. Au cours de la seconde moité des années 1990, le succès international de l'oeuvre de Braeckman se concrétisa par l'intégration des ses oeuvres dans d'importantes collections artistiques. Son oeuvre fut également couronnée à maintes reprises, comme fin 2002 lorsque l'artiste se vit octroyer le prix de la culture de la Katholieke Universiteit Leuven. Le rapport du jury le qualifiait à l'époque de «point de référence classique au sein de l'évolution de la photographie artistique contemporaine». Rien de plus vrai certes, mais on ne résume pas en quelques mots l'essence de cette oeuvre qui, pour beaucoup, constitue un jalon, et ce d'autant plus qu'elle se soustrait aux typologies communément utilisées dans la photographie. Braeckman ne se met pas consciemment en quête d'endroits particuliers, propices aux images exceptionnelles, et encore moins du moment opportun. Le résultat de son labeur artistique se traduit par des images hermétiques d'une faible teneur narrative ou anecdotique. Nous ne parvenons qu'à soupçonner vaguement les objets ou les atmosphères sur lesquels il tente de mettre la main, la photo en elle-même ne nous en donne aucune information directe. En effet, rien ne se passe sur ces photos bien souvent voilées; souvent nous n'y distinguons que des objets dont les contours précis semblent s'être effacés. Ceci vient du fait que l'artiste choisit de travailler dans l'obscurité; il est surtout actif de nuit, et ce manque de lumière élimine une partie de l'information visuelle. Ainsi, lorsque l'artiste se concentre sur les détails des intérieurs, ce n'est pas pour éclairer leurs capacités anecdotiques ni, encore moins, pour accentuer leurs caractéristiques formalistes ou leur tactilité et leur matière. La caméra s'approche tellement ou le cadrage est tel que les objets représentés subissent plutôt une sorte de dématérialisation. Les fragments d'intérieurs semblent jouer un rôle de médiation afin d'évoquer l'ambiance de l'endroit qui, lui, n'est pas représenté, de cet endroit où se trouve l'artiste et qui correspond à son monde intérieur. Et vous avez l'impression que ce monde ne baigne pas dans un climat agréable où un gai soleil illuminerait un ciel d'azur. Il s'agit plutôt d'une ambiance morose, unheimlich, comme s'il tombait de la couche de nuages gris une bruine maussade que menace de ne jamais cesser. «Je me sens personnellement très proche des objets que je photographie », affirme l'artiste dans une interview. «Ils ne sont pas extérieurs à moi; tout est tissé dans tout. Mais, en les photographiant, je les place de nouveau en dehors moi. Je prends mes distances, je les déplace et les utilise d'une tout autre façon.»
Les sombres clichés montrent des surfaces schématiques agrandies, des compositions dans les tons gris, du gris velours au gris blafard, mais ne deviennent jamais entièrement abstraits. «Une couche de cendres» semble les recouvrir, comme l'a écrit le philosophe Frank vande Veire. Papier peint, rideau, couvre-lit, carrelage, mur, tableau, tout est reconnaissable, mais nous avons l'impression que le photographe a dépouillé les objets de leur essence, qu'il les a vidés pour y insuffler sa propre mélancolie. L'extérieur des objets présents attire ainsi souvent l'attention sur les photos de Braeckman, car il réfléchit la lumière artificielle qui s'illumine dans l'obscurité alentour. Bien souvent, cette lumière n'est autre que le flash de l'appareil photo de l'artiste qui, sur la photo, semble éclater contre un objet, un mur ou un carrelage servant d'écran de projection. Ce faisant, le photographe laisse une trace de lui-même dans l'image tout en immortalisant le moment où il a pressé le déclic. Contrairement à ce qui est souvent le cas, il ne s'agit pas ici du moment crucial dans une réalité qui se déroule en dehors, mais du moment en tant que début créateur du processus de création. Ce moment ne vient ni trop tôt ni trop tard, il est. Avant d'arriver, il mûrit lentement dans l'esprit du photographe, même s'il est totalement détaché de la réalité externe qui obéit à ses propres lois. Parmi les ouvrages-clés à cet égard, citons Gelakte deur met Flitsreflectie (Porte vernie avec réflexion de flash), qui pourrait être considéré comme une sorte d'autoportrait, une trace du photographe sur une surface qui a perdu sa signification première sous la lumière aveuglante, ou encore De Berg (La Montagne)De Berg (La Montagne), une photo d'un tableau où le reflet du flash suggère une espèce de halo autour du sommet de la montagne représentée.

Le rapport du jury dont nous avons parlé plus haut ne manque pas de pertinence: Braeckman est un point de référence, mais il est aussi un artiste à part, car personne n'utilise la photographie comme il le fait. Jusqu'à un certain point, nous pourrions comparer sa méthode à celle d'un peintre qui choisit des motifs dans son environnement et les modèles à sa façon pour peindre son monde intérieur. Sans méconnaître ce qui est propre à son média – la réflexion du flash accentue précisément les caractéristiques de la photographie – Braeckman utilise son environnement comme un instrument sur lequel jouer ses registres intérieurs. Le jeune Braeckman qui s'inscrivit à l'Académie des Beaux-Arts de Gand avait d'ailleurs l'habitude de peindre. De même, les contours vagues des objets représentés, les grands formats et l'objectivation des tableaux tendus dans une espèce de châssis renforcent l'association avec la peinture. Cependant, lorsque vous évoquez l'oeuvre de Braeckman avec des photographes – même les photographes de reportage qui fixent leur vision de la réalité dans des images de documentaires ne cachent pas leur émerveillement – ils en reviennent toujours à leur admiration pour son aspiration quasi obsessionnelle à la perfection technique de la finition. Cette caractéristique de l'oeuvre et de l'artiste est celle qui se traduit le plus facilement en mots. Pour le reste, nous dansons sur la corde raide.